Argumentaire

La coopération comme processus, mais aussi sous l’aspect de formes d’organisation

La dynamique Freinet

Le mouvement Freinet considère comme central le travail fondé sur l’apprentissage coopératif et le tâtonnement expérimental avec un ensemble de techniques et d’outils : le journal rédigé et imprimé par les enfants, le texte libre, la correspondance scolaire, le plan de travail hebdomadaire, les fichiers autocorrectifs, la classe promenade, les exposés fondés sur des enquêtes, le conseil d’élèves, la coopérative scolaire…

Aujourd’hui, les éducateurs (au sein de l’Éducation Nationale ou dans la pédagogie sociale) du Mouvement Freinet utilisent Internet. Cette démarche d’apprentissage à la fois rationnelle et optimiste cherche à dépasser par l’expérience ce que John Dewey appelait les fausses oppositions : entre démocratie et discipline, comportement et savoir, connaissances et réalisations pratiques, activités individuelles et tâches collectives, création artistique et tâtonnement scientifique, jeu et travail, effort et joie.

Les écoles et les classes Freinet forment une réalité complexe et nuancée, à l’histoire tout aussi mouvementée. Les établissements alternatifs et les classes coopératives qui conjuguent réussite des élèves et satisfaction des acteurs (élèves, familles, enseignants) sont ceux où l’on observe une forte cohésion des équipes éducatives, des projets structurés offrant aux élèves des cadres stables, tout en cultivant créativité, réflexivité, souplesse et rigueur, atouts nécessaires, mais qui demandent une auto-formation coopérative qui peut être qualifiée de professionnalisation.

De nombreux travaux de recherche attestent de l’intérêt porté à cette dynamique. Sans pouvoir les citer tous (cf. bibliographie), on peut noter les résultats de l’équipe « Théodile [1] » (Reuter), les travaux de Clanché [2], ceux de Lèmery [3], ainsi que l'enquête de Go sur l'école Freinet à Vence [4]

 Des éléments sur la dimension internationale

Au Portugal, le mouvement de l’École Moderne s’est considérablement développé en accueillant les enseignants en difficulté face à leurs classes, en leur apportant des outils, des techniques, et un accompagnement coopératif dans le processus de formation.

En Belgique, la pédagogie Freinet est proposée comme base de projets d’école dans les établissements où l’échec scolaire est massif, augmentant ainsi de manière exponentielle le nombre d’écoles étiquetées Freinet, sans avoir réellement mis en place de véritables moyens de former les personnels.

En Finlande, le mouvement Freinet a joué un rôle essentiel dans les réformes du système éducatif : les enquêtes internationales d’évaluation l’ont reconnu comme le plus efficace et le plus équitable ; la qualité de la formation des enseignants est un des facteurs  qui explique sa réussite.

 Une pédagogie systémique ?

La pédagogie Freinet n’est pas une méthode : cette organisation (cette forme) éducative inventive, de “nature“ (ou plutôt de “logique“, ou mieux de dynamique) systémique (Go, Lemery)[5], a été pensée par Célestin Freinet comme un levier de transformation du système éducatif depuis l’intérieur (peut-on la caractériser en tant que praxis ?) : quel rôle peut-elle être amenée à jouer dans l’hexagone ? En Europe ? Quel est l’effet du contexte institutionnel et culturel sur ses formes possibles ? Les exemples issus de différents contextes, de différents pays, peuvent-ils nous aider à prendre conscience d’obstacles pour prendre du recul afin de les contourner ou de les dépasser ?

 Une pédagogie institutionnelle ?

Si toute pédagogie Freinet ne se qualifie pas d'institutionnelle, la pédagogie institutionnelle[6], là où elle se pratique de façon déclarée, se met en place sur le substrat de la pédagogie Freinet. Ce qui permet de poser la question d'une présence, dans toute organisation Freinet, d'une pédagogie institutionnelle simple, ou élémentaire — d'une pédagogie qui repose sur l'hypothèse que les dispositifs mis en place avec la participation, l'action des élèves, ont un caractère instituant, ou si l'on préfère relèvent d'une praxis. L'hypothèse précédente mérite à tout le moins réflexion et discussion (mise en travail).

 Une contradiction (française)

On peut toutefois repérer une contradiction fondamentale : la pédagogie Freinet est érigée souvent en modèle dans les travaux de recherche et les textes de référence comme pratique de réussite scolaire et d’innovation. Pourtant, elle ne représente qu’une part infime des pratiques concernant le monde enseignant — même si, en France, cette pédagogie coopérative est officiellement reconnue et intégrée dans de nombreux établissements et écoles, où les enseignants respectent les programmes nationaux et sont régulièrement  inspectés. Ce constat “d’expérimentation minoritaire“ peut être élargi à l’ensemble des mouvements et expériences se réclamant de l’Éducation Nouvelle.

Est-ce à dire que ces pratiques ne peuvent être généralisées autrement que par le biais d’un statut expérimental — encadré et marginalisé ? Pourquoi un tel décalage entre constat théorique et applications pratiques ?

Ce qui réussit dans certains établissements est-il transférable ou généralisable ? Si oui dans quelle mesure ? Quels sont les points d’appui ? Les limites ? Un début de réponse est que la récupération (de techniques, d’outils, de situations) par la technostructure de l’EN puis la tentative de leur généralisation par décret est vouée à l’échec. Seules des équipes formées et volontaires peuvent se saisir de techniques, d’outils, de situations liés à une conception de l’éducation. Mais cela ne clôt pas le questionnement.

En conséquence, quels éléments, quelles situations de formation concevoir et proposer, à des équipes, mais aussi à des enseignants, pour les former à des pédagogies actives et coopératives — comment former à la coopération ? En formation initiale ? En formation continue ?

Un contexte ravageur

Dans un contexte récurrent dominé par les phénomènes de marchandisation, d'individualisme et de méritocratie, où la compétition scolaire et la course aux diplômes font rage, où une demande sociale et politique se manifeste en faveur du retour à une certaine discipline, où se pérennise une évaluation profondément normative, les pédagogies actives et coopératives, issues des principes de l’Éducation Nouvelle, offrent des alternatives fondées sur une éducation émancipatrice, reposant sur des valeurs humanistes et démocratiques. A une idéologie de l’individualisation des problèmes (de l’échec ou de la réussite, de la construction solipsiste du sujet apprenant, de la solitude de l’enseignant…), elles opposent le travail d’équipe (tant pour les élèves que pour leurs enseignants), la possibilité d’énonciation et d’écoute d’une parole au sein d’un groupe.

Seule réponse pertinente aux contradictions des systèmes éducatifs modernes (cf. Blais, Gauchet, Ottavi), la mise en place de pédagogies actives et coopératives apporte des outils pour relever les défis du XXIe siècle.

Mais elle nécessite un processus de formation de qualité, et sur la durée, appelant une réflexion essentielle pour l’avenir. Une telle réflexion commence par une série de questions. À celles des alinéas précédents, on peut ajouter :

- Comment répondre à un souci légitime d’évaluation sans passer par un contrôle normatif et culpabilisant, étouffant toute créativité et toute possibilité d’innovation ? Peut-on penser des  formes d’évaluation cohérentes avec un humanisme démocratique, coopératif et scientifique, auprès des enfants, des étudiants, des enseignants, des éducateurs, des expériences innovantes, des établissements ?

- Comment articuler souplesse et rigueur ? Comment assurer les connaissances de base tout en faisant face à la diversité, à l’imprévu, à l’incertitude, au progrès ? Comment conjuguer l’enracinement, l’un, le singulier, et le multiple, l’universel, la diversité ?

- Si les diverses modélisations théoriques des processus d’apprentissage confirment l’importance de l’action, du geste, de l’activité concrète pour aller vers l’abstraction, peut-on être sûr que le tâtonnement expérimental constitue la réponse à la crise actuelle de l’enseignement scientifique ? 


[1] Ils montrent l’efficience de cette pédagogie dans des lieux populaires défavorisés. Cf. Reuter Y., (2007)

[2] Ils soulignent la pertinence de la pratique du texte libre, à travers des approches : anthropologique, historique et expérimentale — cf… Clanché P., (2010).

[3] Ils portent sur le tâtonnement expérimental et permettent d’intégrer les avancées de plusieurs domaines scientifiques dans la pédagogie et la didactique des sciences — cf. Lèmery E., (2010)..

[4] Elle a montré en quoi cette pédagogie a été conçue comme un système — cf. Go LH, (2007).

[5] Lèmery J.(1996). La pédagogie Freinet, est-ce une méthode ou une organisation systémique ? Le Nouvel éducateur N°81, Mouans-Sartoux, p.4-13

[6] Pour une réflexion sur les différentes catégories de PI, cf. notamment Ardoino & Lourau 1994, Sallaberry 2014.

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